Paul Vimereu (1881 - 1962)

" Il fut le chantre des terroirs et des libres espaces et des gens simples qui en vivent face aux conflits sociaux et aux évolutions d'un monde moderne en devenir "

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Extraits d'un carnet de guerre 1914-1918

(d'après les manuscrits photocopiés à la fin du texte)


3 septembre 1914. Quatrième jour de la Bataille de la Marne *


(page 1) : Le matin de ce quatrième jour de la bataille de la Marne se leva terne et grisâtre. La rosée m'avait pénétré les os tandis que nos batteries allaient prendre position. Je me mis à la recherche de débris de la bataille. J'entrai dans un petit bois. Il y avait des huttes de branchages que l'ennemi s'était faites et à travers les fourrés, des sentiers violemment frayés comme par des bêtes féroces indiquaient assez la fuite éperdue. Des cimes d'arbres pendaient, des cartouchières se balançaient abandonnées sur des buissons. Parfois dans les ronces et les épines, un trou noir cendré, (page 2) un obus s'était taillé sa bauge en consumant le taillis.


L'atmosphère était lourde, étouffante sous ce bois. Quand j'en sortis, je m'acheminai vers un pâturage ombragé de pommiers. Là, sous les arbres, tranquilles, six Allemands étaient allongés côte à côte, les mains en croix, le casque sur les yeux ; des maraudeurs leur avaient enlevé leurs bottes et les six paires de bas noirs, bien tirés, s'alignaient comme pour la parade. je me rappelle qu'une grosse pomme tomba tout à coup.


Je me mis à la croquer à belles dents et m'éloignai. La bataille recommença. On vint me chercher. L'officier qui commandait le groupement des munitions (page 3) voulait mon avis : il se trouvait mal placé. Il n'avait pas reçu de nouvelles, ni d'ordres du Commandant. Il voulait avancer devant le petit village voisin ; je lui dis : « Restez là, attendez plutôt des ordres, vous ne savez pas où est l'ennemi, peut-être allez-vous faire une gaffe ? ». Mais il était nerveux, agité ; le canon tonnait plus fort … il ne tonnait plus. Il donna l'ordre de se porter en avant du village, je le suivis en maugréant.


On traverse le village, on fait un " à droite ". On s'engage dans un vallon en belle colonne d'artillerie. A trois cents mètres, sur la gauche, de gros projectiles arrivent et tout à coup me voici soulevé avec mon cheval dans une fumée noire (page 4 ) et j'entends mon ordonnance qui hurle à la mort. Un cheval roule, le ventre ouvert. Je fais ramasser mon ordonnance et j'aide à le mettre sur un caisson. Mais les Boches nous voyaient et les marmites sifflaient. Voilà vingt chevaux tués, vingt hommes tués ou blessés ; le lieutenant essayait de rétablir l'ordre. Mes attelages filaient au galop et regrimpaient la crête opposée où les Allemands ne nous voyaient que mieux. J'étais descendu de cheval et je ne pouvais pas remonter car mon cheval était fou. Je le contins et j'attendis quelques instants. Enfin, je pus sauter en selle, les Boches nous suivirent. Une batterie française masquée par la crête est découverte par notre faute. Elle a une dizaine de servants tués. Le capitaine, revolver au poing, (page 5) cherchait l'officier qui lui avait amené ce déluge de projectiles. Enfin, on se tire. Je fis les pansements et l'on dit adieu à quelques bougres dont mon pauvre ordonnance qui mourra une demi-heure plus tard. Le lieutenant vint me trouver et me demanda pardon de m'avoir fait tuer mon ordonnance « il est bien temps, dis-je, si vous m'aviez écouté ».


Cependant, les nouvelles n'étaient pas très bonnes. Une de nos batteries repérée par l'ennemi avait dû cesser son tir et les artilleurs s'étaient réfugiés dans un bois voisin. Le soleil se montra brûlant? irritant. J'interroge un officier d'état major qui répond : « la situation tient à un fil; on peut, dans dix minutes, avancer ou reculer, reculer ! »


(page 6) C'est alors que harassé et mourant de faim, j'entrai dans une pauvre maison où je partageai un œuf avec un maréchal - des - logis. En remontant à cheval, nous ne vîmes que solitude autour de nous et après quelques instants nous sûmes que l'on avançait. L'ennemi était en retraite !


A cinq heures du soir, sur un plateau en arrière d'un village nommé " Le Toux ", nous vîmes la première tranchée ennemie : un travail de Romains, une perfection! Alors nous avons compris … Nous avons compris que dans ce boyau, à deux mètres, sous terre, on pouvait attendre les marmites … tandis que nos soldats faisaient des petits trous de quoi loger leur sac ! (page 7)


Dans la nuit, on chemine. Les régiments se croisent. Quelqu'un vint me chercher : c'est pour soigner un " général allemand ". À un kilomètre, ce n'était plus qu'un commandant. Quand j'arrivai, c'était un sous-lieutenant. Il geignait sur la paille d'une grange. Il avait 19 ans. Un éclat d'obus l'avait atteint dans le dos. Quand je l'eus pansé : « Monsieur, me dit-il en un français très pur, vous n'allez pas me laisser ici ? Monsieur, répondis-je, j'aurai le regret de ne pouvoir faire autrement. Je n'ai même pas de voiture pour évacuer mes blessés. C'est affreux, dit-il avec colère. Vous voulez me faire griller dans cette grange, à côté de la maison qui brûle ! Ne craignez rien, répondis-je, il y a du monde pour circonscrire (page 8) le feu que vous avez allumé. Monsieur, je proteste ! Monsieur, vous n'avez qu'à vous soumettre. C'est le plus simple. Bonsoir. » Je lui tournai le dos et pansai deux autres Allemands qui se plaignaient moins. Je rejoignis mes amis sur le flanc d'un coteau. On n'y voyait goutte. On n'avait pas de lanternes. Vous dire comment on s'y prenait pour manger les sardines et verser du vin dans cette obscurité. Il nous arrivait des relents épouvantables. Un de nos capitaines arriva légèrement blessé. On s'embrassa, la victoire était à nous. Le pinard nous tournait la tête ; comme la pipe me parut bonne ! On se couche sous un pommier en cercle avec de la paille sur le dos et sur le ventre. Des effluves mal odorantes pesaient au réveil. Le lendemain, je vis que nous avions dormi à côté d'une carcasse d'un cheval qui s'en allait en lambeaux.


P.V.

Manuscrits d'un Carnet de Guerre 1914-1918 de Paul VIMEREU
3 septembre 1914 - Quatrième jour de la bataille de la Marne

Les carnets de 10x15cm sont couverts de moleskine noire
L'écriture très fine est difficile à déchiffrer
Manuscrit 1
(page 1)
Manuscrit 2
(page 2)
Manuscrit 3
(page 3)
Manuscrit 4
(page 4)
Manuscrit 5
(page 5)
Manuscrit 6
(page 6)
Manuscrit 7
(page 7)
Manuscrit 8
(page 8)

* Ce passage a été publié dans Tertres et Cratères

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